《Littérature et pop culture》Réminiscences du mythe de Babel dans Le Château dans le ciel (H. Miyazaki, 1986)
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Le Château dans le ciel (天空の城ラピュタ) est un film de Hayao Miyazaki sorti en 1986. Comme de nombreux autres films du studio Ghibli, il n'a été reconnu que tardivement, il est donc sorti aux États-Unis en 1999 et en 2003 en France. Aujourd'hui, il est reconnu comme un chef-d'œuvre de Miyazaki et comme un chef-d'œuvre d'animation, notamment pour son utilisation de la multiplane (une technique de profondeur de champ dans l'animation).
Ce film débute par la rencontre de Patzu, jeune mineur, avec Sheeta, une jeune fille tombée du ciel. En fuyant les pirates puis les militaires qui poursuivent Sheeta pour obtenir sa pierre volante, ils se rendent sur Laputa, une île volante mythique que Patzu a toujours rêvé de découvrir pour honorer la mémoire de son père.
Le Château dans le Ciel rejoint un grand ensemble d'œuvres qui, au vingtième siècle, reprennent et reconfigurent le mythe de Babel. Ce récit, situé au onzième chapitre de la Genèse, raconte qu'autrefois, les hommes étaient un peuple uni qui parlait la même langue. Ils décidèrent de fonder une ville et de bâtir une tour, dit-on, si haute qu'elle atteindrait le ciel. Dieu, voyant qu'ainsi unis, rien ne leur serait impossible, décida de brouiller leurs langues et les hommes, ne se comprenant plus, finirent par abandonner la Tour.
Ce récit est un mythe étiologique qui explique pourquoi, sur terre, nous parlons tous des langues différentes. Mais c'est également un mythe de la ville, qui est souvent relié à la ville maudite de Babylone (détruite dans l'Apocalypse) ; un mythe de la Chute qui montre l'échec des prétentions orgueilleuses de l'Homme, dans la lignée de l'ingestion du fruit défendu, au chapitre 4 de la Genèse. Nous aurons l'occasion de revenir sur ces différents points, dans la mesure où ils se retrouvent tous, d'une manière ou d'une autre, dans Le Château dans le Ciel.
Nous pouvons alors nous poser la question suivante : quelle lecture du mythe de Babel est proposée par Le Château dans le Ciel d'Hayao Miyazaki ?
Nous nous intéresserons à trois types de références à la bible et au mythe de Babel : des citations littérales, des références esthétiques ; et enfin des points de rencontre symboliques et signifiants.
Tout d'abord, on peut se demander quelles sont les références directes à la Bible dans La Château dans le Ciel, et si elles dues à la volonté de Miyazaki ou étaient présentes dans l'œuvre qui a inspiré le film, les chapitres du « Voyage à Laputa » des Voyages de Gulliver.
Le film fait explicitement référence aux Les Voyages de Gulliver (1721), dans une séquence où Patzu explique que son père s'est mis en quête de l'île volante décrite par Jonathan Swift, une île abandonnée où dormiraient de nombreux trésors. Dans le texte de Swift, le narrateur fait un voyage sur une île volante qui est bel et bien peuplée, il décrit les coutumes étranges du peuple de cette île, les Laputiens.
Les Laputiens sont un peuple très riche et raffiné, mais surtout ; c'est un peuple d'érudits intéressés avant tout par les mathématiques, leur passion pour les mathématiques est telle qu'il faut les réveiller quand ils sont plongés dans un problème, ils sont très facilement distraits. C'est un peuple qui a perdu tout sens pratique en se perdant dans des élucubrations astronomiques et mathématiques, par exemple, leurs maisons et leurs vêtements sont très mal faits.
On trouve dans le récit de Swift quelques éléments en rapport avec l'île volante du film de Miyazaki, notamment le fait qu'elle soit portée par une base en diamant et un aimant poli, qui ; dans Le Château dans le Ciel, deviennent la pierre volante centrale de l'île. On retrouve également l'idée d'une science très avancée des habitants de Laputa, ainsi qu'une force de contrôle de l'île volante sur la terre : en effet, le roi de Laputa a des vassaux sur terre et si une ville se rebelle, il est dit que l'île volante peut la punir, soit en la privant de soleil (l'île se place juste au-dessus de la ville rebelle), soit en lui jetant des pierres depuis le sommet de l'île ; soit, en dernier recours, en faisant s'écraser l'île sur la ville rebelle. Dans le film de Miyazaki, la question de lapuissance de feude Laputa et de sa volonté de domination des villes terrestres devient un thème central, que nous aborderons plus en profondeur plus tard.
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Y a-t-il, alors, des éléments de Babel dans le « Voyage à Laputa » de Swift ? Selon moi, il s'agirait de pousser trop loin les analogies, en reliant Laputa à la question de l'orgueil de l'Homme. En effet, dans le texte de Swift, Laputa n'est pas détruite et ne fait pas référence à Babel dans les illustrations qui en ont été faites. C'est donc bien le film de Miyazaki qui crée le lien de Laputa avec le mythe de Babel.
Cependant, si on peut trouver quelques références au mythe de Babel, c'est sûrement par le biais de la question du langage. En effet, Les Laputiens sont experts du langage des mathématiques et de la musique ; leur langue en est imprégnée : « Si, par exemple,ils ,voulaient louer la beauté d'une jeune fille, ils disaient que ses dents blanches étaient de beaux et parfaits parallélogrammes,que ses sourcils étaient un arc charmant ou une belle portion de cercle,que ses yeux formaient une ellipse admirable, que sa gorge était décorée de deux globes asymptotes, et ainsi du reste » La question du langage mathématique peut nous rappeler une autre réinterprétation du mythe, la nouvelle La bibliothèque de Babel de Borges. Il est dit par ailleurs que les Laputiens ne connaissent ni l'imagination ni l'invention, « et n'ont même pas de mots en leur langue qui expriment ces choses ». Cela montre tout à fait la question du langage, et comment il façonne un certain rapport au monde ; dans la mesure où la critique de la façon de penser des Laputiens est faite par leur langage.
Comme nous avons pu le voir, mis à part quelques liens présents dans la question du langage, il n'y a pas de volonté, chez Swift, de faire référence à la Bible. Cette volonté est cependant bien présente dans Le Château dans le ciel, comme nous pouvons le noter à partir de quelques citations explicites. On remarque quelques références anecdotiques (Sheeta est comparée à un ange tombé du ciel, la forteresse volante des militaires est nommée « Le Goliath ») ; mais surtout, lorsqu'il fait démonstration aux militaires de la puissance de l'île volante Muska cite Sodome et Gomorrhe détruites par le feu sacré : l'idée est que Laputa est une ville qui se hisse au niveau divin, capable de détruire chaque cité qui ne se prosterne pas devant elle. Ce qui est étonnant dans la comparaison avec Babylone c'est qu'un retournement s'y opère : alors qu'habituellement Babylone fait partie de ces villes maudites, associées à Sodome et Gomorrhe parce qu'elle est destinée à être détruite par le courroux divin ; ici selon Muska, c'est Laputa (Babel dans la comparaison) qui prend la place divine. Or, nous le verrons, l'île de Laputa est également vouée à être détruite car c'est là qu'y subsistent les tares des hommes, comme la poursuite du pouvoir.
A présent, nous pouvons nous intéresser aux références visuelles à l'iconographie de Babel.
En effet, la Tour de Babel est particulièrement présente dans l'esthétique du film. On voit une Tour de Babel (ziggurat) dès le générique de début, puis sur des îles volantes : Laputa c'est le mythe d'une Babel moderne, qui n'aurait pas fait que s'élever vers le ciel, mais qui aurait essayé de se du sol terrestre. De plus, le symbole de Laputa, que l'on aperçoit sur une tombe sur l'île, est une Babel ailée.
Lorsque les personnages arrivent sur l'île volante, ils semblerait qu'ils arrivent sur les ruines d'une Tour de Babel inachevée ou, plus vraisemblablement, qui a été détruite par des guerres anciennes. Miyazaki revendique l'inspiration des peintures que Bruegel a fait de Babel à la fin du XVIe siècle, et qui sont devenues canoniques dans la représentation de Babel.
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Laputa quand les personnages y arrivent est une tour en ruines et qui s'écroule. Il semblerait que l'île telle qu'on la voit aujourd'hui est construite sur les ruines de Babel.
Le Château dans le Ciel fait explicitement référence à la Bible, et rappelle l'iconographie de Babel dans son esthétique. Mais il ne s'agit pas de références gratuites, et la signification du film de Miyazaki a de nombreux points communs avec les différentes significations du mythe de Babel.
Babel est tout d'abord un mythe de la ville, qui raconte comment les hommes, tous unis, ont rapidement fondé une ville. C'est la question des villes en ébullition, qu'on peine parfois à contenir, qui mobilise souvent la référence à Babel, comme dans Manhattan Transfer, de Dos Passos. Or, Le Château dans le Ciel se déroule pendant la période de l'industrialisation, et nous montre pendant toute sa durée des éléments de la modernité : Une forteresse volante, une automobile, le train...
Le contexte industriel et les mines sont particulièrement mis en valeur. La particularité de ce monde industriel est qu'il puise dans la terre pour s'élever vers le ciel, il effectue donc de constants aller-retour entre les deux, comme nous pouvons le voir dans le générique de début.
De plus, Babel est un mythe du langage, c'est même la signification principale que l'on retient de ce mythe ; car il a été écrit pour expliquer que nous parlions tous des langues différentes. La question du langage n'est pas centrale à la lecture du mythe de Babel proposée par Miyazaki, mais qui est également présente : les personnages ont des noms secrets (Sheeta : Lusheeta / Muska : Ramuska), ils connaissent des formules qui ont un grand pouvoir. On voit notamment une pierre sur laquelle sont gravées des inscriptions et des formules dans la langue ancienne des Laputiens, que Muska déchiffre avec son petit carnet.
Mais la question de la langue est là aussi tournée (comme l'ensemble du film) vers la question de la guerre et de la destruction. Là aussi s'opère un retournement du mythe de Babel : en effet, la langue originelle de Laputa est certes une langue divine (c'est la langue du peuple qui a su se détacher de la terre, elle est vieille de plus de 7 siècles etc) ; mais cela ne veut pas dire que c'est la langue d'une union pacifique des hommes ; au contraire : c'est une langue entièrement vouée à la destruction, à nuire à d'autres hommes comme le sont les langues après la destruction de la Tour de Babel. La preuve en est que : La pierre où sont gravées les anciennes inscriptions en langue laputienne contient des armes de destruction massive. De plus, les deux formules apportent la destruction (nous pouvons par exemple citer le passage où Sheeta prononce pour la première fois une formule, à )
Enfin, Babel est un mythe de la chute, que l'on peut parfois également relire en mythe de l'élection. C'est la lecture centrale du mythe qui est faite par Miyazaki, et que nous pouvons relier avec son esthétique et ses valeurs générales.
En premier lieu, le film est animé de mouvements descendants et ascendants, comme nous l'avons dit avec l'imaginaire de la mine. La chute est présente dès la première séquence avec Sheeta qui tombe du ciel, mais aussi la descente dans le fond de la mine après la destruction du pont. Puis les personnages « remontent » en s'envolant jusqu'à Laputa, avant, bien que ce ne soit pas montré, de revenir sur terre. Ainsi, si la chute est toujours causée par la destruction, il ne s'agit pas d'un élément négatif mais plutôt comme l'occasion d'un nouveau départ en revenant à nos racines. Alors, on revient à l'idée de l'interprétation de Babel comme un mythe de la vocation, et non de la chute. En témoigne la descente au fond de la mine, qui est un moment paisible illuminé par la « lumière divine » (ou lumière d'espoir) de la pierre volante. Il est intéressant de noter que cette pierre, pour Sheeta, n'est jamais utilisée pour voler, mais bien pour adoucir sa chute en flottant.
Pour le relier avec le contexte d'industrialisation du film et le contexte contemporain avec la réalisation du film, nous pouvons constater que la plupart des éléments « modernes » du film sont détruits (notamment le train, et bien sûr la base technologique de Laputa, à la fin du film), peut-être pour revenir à une origine terrestre plus ordinaire ; mais il faut faire attention à une telle interprétation qui resterait contraire à l'idéologie de Miyazaki. Les innovations technologiques ne sont pas mauvaises en elles-mêmes, mais quand elles conduisent à la guerre (ou sont entraînées dans celle-ci), cela les amène à une destruction nécessaire. Cette chute n'étant bien sûr pas fatale, car elle permet un nouveau départ.
Ainsi, nous l'avons dit tout au long de l'analyse mais nous pouvons enfin l'affirmer : la question centrale au Château dans le Ciel et à cette interprétation du mythe de Babel est celle de l'orgueil de l'homme. En effet ; l'île mythique, tant prisée pour sa science si avancée qu'elle a permis de se détacher de la terre, est en fait une simple copie des tares de l'homme que l'on trouve sur terre : la quête de richesses (Laputa renferme quantité de trésors) et surtout de pouvoir par la destruction. C'est cela qui a causé la destruction de Laputa, mais Muska arrive, en homme bien terrestre (malgré ses origines royales) et cherche à refonder la puissance de feu de Laputa et son Empire sur le monde. Cette entreprise est vouée à la destruction, et nous pouvons enfin montrer la séquence du discours de Sheeta ()
Il y a chute, mais il y a également une réelle présence d'espoir et de reconstruction. Dès l'arrivée de Patzu et Sheeta sur l'île, l'accent est mis sur la qui y a repris ses droits : les gobe-mouches, les fleurs, et bien sûr l'arbre central de l'île (à partir de , on voit que le robot, initialement construit pour détruire, est devenu le gardien de la nature nouvelle sur l'île, qu'après le départ des hommes, tout un écosystème s'y est crée, et que celui-ci n'est pas incompatible avec la création humaine, si on la détache de ses ambitions guerrières).
Le Château dans le ciel serait comme les deux chutes de la ville de Babel : la première, celle qui a fait que le peuple de Laputiens s'est détruit lui-même pour des raisons qu'on ne connaît pas, et la seconde, la destruction définitive de la présence des hommes sur cette île après l'ultime tentative de Muska de faire renaître Laputa de ses cendres. Ne subsiste que l'arbre déraciné et la biodiversité qui s'est construite sur l'île, mais quelques ruines encore, le robot gardien : la présence humaine s'est liée avec la nature et vit en harmonie, et nous pouvons nous référer à la destruction de l'île à partir de
L'île monte, c'est la seule destruction qui n'amène pas à la chute, peut-être parce que le divin est atteint dans cette harmonie avec la nature ; ou peut-être parce que les hommes vont tout de même retourner sur terre et dire adieu à ce rêve.
En conclusion, nous pouvons dire que l'île de Laputa est comme une Babel moderne mais proprement , elle n'est pas l'œuvre d'un peuple uni qui parle la même langue mais bien d'un peuple parmi d'autres pris dans sa quête de pouvoir.
Le Château dans le Ciel peut également être replacé dans l'esthétique de Miyazaki : au-delà de l'accumulation de références, Miyazaki crée sa propre mythologie, avec les robots et les pierres volantes notamment ; mais surtout, il l'inscrit dans un ensemble de valeurs qui sont au cœur de son œuvre. Comme de nombreux films de Miyazaki, celui-ci propose une opposition entre la rage destructrice des hommes et la puissance constructrice de la nature. L'espoir est permis, souvent incarné dans une jeune fille ou deux jeunes personnages ; et tous les éléments qui étaient négatifs ont droit à une rédemption, ici en l'occurrence, les pirates sont des personnages sympatiques et les robots tueurs sont devenus les gardiens de la nature sur Laputa. Par ailleurs, nous n'avons pas une situation similaire à Nausicaa ou Princesse Mononoké, qui expriment la colère de la nature ; ou un éloge de la nature sans dénonciation de la guerre, comme dans Mon voisin Totoro. Ici, la quête de pouvoir est dénoncée, et la nature a le mot final, mais n'est à aucun moment agressive contre les hommes (bien que leur quête mène à une destruction nécessaire). Par sa puissance esthétique et symbolique, Le Château dans le Ciel est peut-être l'œuvre de Miyazaki qui exprime le mieux ses idéaux.
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